« Il est parti trop vite ce con ». On dirait une réplique d'une pièce de Francis Veber. Pourtant, l'épisode tragi-comique que l'on s'apprête à vous raconter est tout ce qu'il y a de plus réel. Le mois dernier, un anonyme du peloton de l'Endurance Trail des Templiers (100km / 4400m de dénivelé positif) est parti trop vite. Ça vous fait une belle jambe ? Laissez-nous une chance de vous convaincre que cette folle épopée – vécue par son auteur - vaut la peine d'être racontée.

C'est vrai que ce n'est pas une aventure hors du commun. Faire un début de course trop rapide sur une épreuve de grande endurance est même d'un commun affligeant. En tout cas dans l'univers – plus tellement – fermé de l'ultra-trail. On vous mettra souvent en garde. Vous le lirez partout. Et vous vous en doutez déjà : un effort qui se mesure en dizaines d'heures, demande un certain travail dans sa gestion.

Pourtant, cela arrive souvent. L'euphorie du départ. Les bonnes sensations des premières heures. Et c'est à grandes enjambées que l'on s'en va courir à sa perte. Et soyez en sûr, lorsque vous éprouvez dans votre chair les terribles – mais très relatives - conséquences d'une première moitié de course mal maîtrisée, vous comprenez que c'est un vrai sujet. Et puis mince, on a décidé de vous le raconter alors faites un effort !

4h15 : heure 0 (km 0/100 - Cumul D+ 0m/4400m) : départ de l'Endurance Trail des Templiers

Mais revenons aux premières heures du « drame ». Tout y est : la fatigue des maigres heures de sommeil. L'appréhension aussi et les questions déjà, « moins de deux mois après la TDS (une course de la semaine de l'Ultra-Trail du Mont-Blanc), le corps est-il capable de supporter un 2e ultra ? ». Parce que la démarche se questionne : pourquoi rempiler ? Demandez-le vous vraiment, pourquoi est-ce que vous continuez – défiant tout sens commun – à acheter ces satanés dossards ?

Moins de deux mois après avoir couru 119km, je me la suis posé, cette question. Et si l'on met de côté toute tendance naturelle à romancer la réalité, voilà ce qu'il reste : 1. On est sur un petit nuage après avoir fini son premier ultra. 2. Réussir cet objectif a laissé un vide qu'il a bien fallu remplir. 3. Il manque trois points.

Ah, ces précieux points. Tout ultra-traileur en herbe a compris à la seconde ce que cela veut dire : convoiter le départ du « sommet du trail » - l'Ultra-Trail du Mont-Blanc – l'été prochain implique de pouvoir justifier d'un certain nombre de courses terminées avec succès. Et donc de partir en quête des fameux points pour l'UTMB. Voilà voilà.

Un troisième objectif que je partage d'ailleurs avec une bonne partie du peloton, à entendre les discussions nerveuses autour de moi. Et à voir le profil et le règlement de l'Endurance Trail (une des 14 courses des Templiers), comment ne pas penser qu'elle a – en partie au moins – été créée pour permettre à ses finishers de ramener à la maison les trois points qu'ils leur manquent pour la saison prochaine ?

Mais revenons à l'ambiance à 4h15. Le départ des Templiers. L'arche en bois brut, les fumigènes et cette musique va-t’en guerre : moi qui partais la fleur au fusil, cette atmosphère belliqueuse n'eut-elle pas dû me mettre en garde ? Si seulement...

9h39 : heure 6 (km 35/100 - Cumul D+ 1400m/4400m) : la ballade des gens heureux

Ne nous attardons pas sur la première partie de course : on l'a dit, les sensations sont bonnes. Il fait beau, les oiseaux chantent, le parcours est roulant, le moral est au beau fixe. Sans parler des paysages si particuliers qu'offrent « le pays des Grandes Causses ». Ces terres sauvages, cette roche sculptée par les éléments, ces couleurs chaudes : l'Aveyron est un bien bel endroit pour organiser une course de sentiers. Pas étonnant que ces collines taillées au couteau soient le berceau du trail en France. Bref, ça se passe très bien.

Mais on n’est pas là pour « parler des trains qui partent à l'heure ». On vous a promis une tragédie, oui ou non ? Et puis les récits de courses à « l'eau de rose » sont légions dans la presse spécialisée, souvent rédigés par de vrais champions en plus. C'est mieux. Ici, c'est un anonyme du peloton qui vous parle. C'est votre oncle Serge, en pleine crise de la quarantaine ou votre jeune cousin Rémy, qui a des choses à se prouver. C'est n'importe qui d'un peu sportif qui aime se lancer des défis un poil disproportionnés.

Voilà le tableau : la première partie roulante donnait des ailes. Les descentes peu techniques et les portions régulières de plat conféraient l'illusion que courir était une option. Mais c'était mal connaître le parc naturel des Grandes Causses : les monotraces chaotiques, rocailleuses, ont petit à petit pris la place des chemins carrossables. A la mi-course, l'ultra-trail a repris ses droits.

15h32 : heure 12 (km 63/100 - Cumul D+ 3000m/4400m) : les masques tombent

L'imposture a duré encore quelques heures et les premiers signaux d'alarme n'ont ébranlé le mécanisme que le 60ème kilomètre bien passé. Un état de grâce de près de 11 heures de course... Où est-ce qu'on signe ?

Pas si vite. Car cette fois, la chute est vertigineuse. De douleurs dans la cuisse, au coup de pied et de gênes plantaires - « c'est bien normal, c'est un ultra-trail, tu t'attendais à quoi ? Sers les dents et puis c'est tout » - la ligne rouge est assez vite franchie : blessure ?

Vous qui êtes coureur averti, arrivez-vous en quelques minutes à distinguer les douleurs de fatigue de celles liées à une blessure ? A savoir si vous pouvez serrer les dents et continuer ou s'il faut filer « toutes affaires cessantes » à l'infirmerie ? Oui ? Et bien pas moi. Moi, je passe 3 heures à me poser des questions, à essayer de comprendre pourquoi la machine s'enraye à ce point.

17h48 : heure 14 (km 74/100 - Cumul D+ 3300m/4400m) : le mal est partout

Finis les ravitaillements en sifflotant. Fini les tranches de rigolade avec les bénévoles. Fini les accolades joyeuses lorsque le concurrent 3698 dépasse dans la descente. Fini la philosophie de comptoir avec le coureur 3256, « courir un ultra-trail, prouesse sportive ou délire égo-sado-masochiste ? Vous avez 2 heures. »

Place à la survie. Au chacun pour soi. Le ravitaillement se fait dans le silence. Les traits tirés et la mine grave. Place à la mauvaise humeur. A l'exaspération. Quand chaque pas est une douleur, et qu'il reste encore tellement de foulées à parcourir avant la fin, et bien le commun des mortels, il râle. Tout simplement. Vous arrivez à garder le sourire quoi qu'il arrive ? Le trail est une grande fête fédératrice et porteuse de valeurs ? Le partage, la solidarité ? Marvel prépare une adaptation de vos exploits sportifs ?

Une baffe. Non je suis désolé, dans ces moments-là, c'est tout ce que vous méritez.

21h36 : heure 18 (km 91/100 - Cumul D+ 3900m/4400m) : le mal est plus que partout

Un chemin de croix. Voilà ce que seront les prochaines – et dernières - heures de cette course. L'humeur est maussade. Le mal est partout. En plus de la douleur d'une blessure au diagnostic maintenant irréfutable, une question devient obsédante : l'aventure vaut-elle encore le coup d'être vécue ? Pas sûr.

Pas évident non plus de franchir cette fois la ligne d'arrivée, pourtant à quelques kilomètres seulement. C'est ce qui complique encore un peu cette fin de parcours : arrêtez maintenant – à moins de 10 km « des 3 points » – est-ce vraiment une option intellectuellement envisageable ?

Bien sûr que c'en est une. Et bien sûr que toute personne raisonnable ne passerait pas une minute de plus à courir dans ces conditions. Mais la raison doit-elle être le seul moteur de l'existence ? A vos copies, vous avez deux heures.

ON A TESTÉ POUR VOUS : PARTIR TROP VITE SUR LES TEMPLIERS (100KM)
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